Une tribune du Monde – 100 femmes pour une autre parole

09-01-2018 Texte Integral

(Voici le texte intégral de ce texte qui défend une autre parole des femmes que celle qui dit la « haine des hommes » après l’affaire Weinstein.)

Le viol est un crime. Mais la galanterie n’est pas une agression machiste, ni la drague insistante ou maladroite un délit.

À la suite de l’affaire Weinstein, a eu lieu une légitime prise de conscience des violences sexuelles exercées sur les femmes, notamment dans le cadre professionnel où certains hommes abusent de leur pouvoir. Elle était nécessaire. Mais cette libération de la parole se retourne aujourd’hui en son contraire : on nous intime de parler comme il faut, de taire ce qui fâche et celles qui refusent de se plier à de telles injonctions sont regardées comme des traîtresses, des complices ! Or c’est là le propre du puritanisme que d’emprunter, au nom d’un prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons, comme au bon vieux temps de la sorcellerie. De fait, #metoo a entraîné dans la presse et sur les réseaux sociaux une campagne de délation et de mise en accusation publique d’individus qui, sans qu’on leur laisse la possibilité ni de répondre ni de se défendre, ont été mis exactement sur le même plan que des agresseurs sexuels. Cette justice expéditive a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un dîner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque. Cette fièvre à envoyer les « porcs » à l’abattoir, loin d’aider les femmes à s’autonomiser, sert en réalité les intérêts des ennemis de la liberté sexuelle, des extrémistes religieux, des pires réactionnaires et de ceux qui estiment, au nom d’une conception substantielle du bien et de la morale victorienne qui va avec, que les femmes sont des êtres « à part », des enfants à visage d’adulte, réclamant d’être protégées. En face, les hommes sont sommés de battre leur coulpe et de dénicher, au fin fond de leur conscience rétrospective, un « comportement déplacé » qu’ils auraient pu avoir voici dix, vingt, ou trente ans, et dont ils devraient se repentir. La confession publique, l’incursion de procureurs autoproclamés dans la sphère privée, voilà qui installe comme un climat de société totalitaire.

La vague purificatoire ne semble connaître aucune limite. Là, on censure un nu d’Egon Schiele sur une affiche ; ici, on appelle au retrait d’un tableau de Balthus d’un musée au motif qu’il serait une apologie de la pédophilie ; dans la confusion absurde de l’homme et de l’œuvre, on demande l’interdiction de la rétrospective Roman Polanski à la Cinémathèque et on obtient le report de celle consacrée à Jean-Claude Brisseau. Une universitaire juge le film Blow Up de Michelangelo Antonioni « misogyne » et « inacceptable ». À la lumière de ce révisionnisme, John Ford (La Prisonnière du désert), et même Nicolas Poussin (L’Enlèvement des Sabines) n’en mènent pas large. Déjà, des éditeurs demandent à certaines d’entre nous de rendre nos personnages masculins moins « sexistes », de parler de sexualité et d’amour avec moins de démesure ou encore de faire en sorte que les « traumatismes subis par les personnages féminins » soient rendus plus évidents !

Ruwen Ogien défendait une liberté d’offenser indispensable à la création artistique. De la même manière, nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle. Nous sommes aujourd’hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage, mais nous sommes aussi suffisamment clairvoyantes pour ne pas confondre drague maladroite et agression sexuelle. Surtout, nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe : une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une salope ni une vile complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, et considérer que subir un frotteur dans le métro ne relève pas de l’agression, mais de l’expression d’une grande misère sexuelle, voire du non-événement. Au bord du ridicule, un projet de loi en Suède veut imposer un consentement explicitement notifié à tout candidat à un rapport sexuel ! Encore un effort et deux adultes qui auront envie de coucher ensemble devront au préalable cocher via une « Appli » de leur téléphone portable un document dans lequel les pratiques qu’ils acceptent et celles qu’ils refusent seront dûment listées.

En tant que femmes, nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité. Nous pensons que la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas sans la liberté d’importuner. Et nous considérons qu’il faut savoir répondre à cette liberté d’importuner autrement qu’en s’enfermant dans le rôle de la proie. Pour celles d’entre nous qui ont choisi d’avoir des enfants, nous estimons qu’il est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser. Les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas nécessairement sa dignité et ne doivent pas, si durs soient-ils parfois, nécessairement faire d’elle une victime perpétuelle. Car nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable. Et cette liberté que nous chérissons ne va pas sans risques ni sans responsabilités.

Auteures : Peggy Sastre, Catherine Millet, Sarah Chiche, Catherine Robbe-Grillet et Abnousse Shalmani.
Une centaine de femmes ont accepté de signer ce texte parmi lesquelles Catherine Deneuve, Catherine Robbe-Grillet, Ingrid Caven, Brigitte Lahaie, Abnousse Shalmani (auteure) Sylvie Le Bihan (écrivaine), Isabelle Prim (réalisatrice et comédienne), Anne Hautecoeur (éditrice)

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Pour continuer sur ce sujet, la vision de Peggy Sastre :

Avec une centaine d’autres femmes, Peggy Sastre a signé mercredi dans Le Monde une tribune contre un «féminisme puritain», dont la chasse aux «porcs» peine à dissimuler une «haine des hommes». Elle s’explique suite à la vague d’indignations qu’a suscitée cette prise de position. Journaliste et écrivaine, Peggy Sastre a écrit plusieurs ouvrages et articles sur le féminisme. Elle est l’une des cent femmes signataires de la tribune parue mercredi pour défendre une «liberté d’importuner» contre un certain féminisme qui rabaisse les femmes au rang de victimes perpétuelles.

FV.- Vous êtes à l’initiative de la tribune parue dans Le Monde «Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle». Pourquoi avez-vous voulu prendre la parole sur ce sujet?

Peggy SASTRE.- Nous avons eu l’idée après en avoir discuté avec les écrivaines françaises Sarah Chiche, Catherine Millet et Abnousse Shalmani, écrivaine iranienne auteure de Kohomeiny, Sade et moi . Nous nous sommes rendu compte que beaucoup de femmes pensaient comme nous, que le mouvement #MeToo, pour libérateur qu’il puisse être, comportait aussi des défauts et des dérives. Qu’une légitime prise de conscience des violences sexuelles pouvait déboucher sur des délations qui bafouent les droits de la défense. Or, si l’on ne prévient pas les dérives d’un mouvement dès le début, il est trop tard ensuite pour faire machine arrière. Il faut commencer quand il y a deux ou trois torches, et trois ou quatre fourches, pas quand la guillotine fonctionne à plein régime! Rappelons qu’en Angleterre Carl Sargeant, ex-ministre régional du Pays-de Galles accusé de harcèlement et qui avait dû démissionner, s’est suicidé le 7 novembre dernier.

FV. – Certaines féministes vous accusent de justifier les agresseurs et de culpabiliser les femmes. Que leur répondez-vous?

PS – Par cette tribune, nous voulions simplement donner un autre point de vue, libérer une autre parole. Face à l’outrance des réactions, j’hésite entre le malentendu ou la mauvaise foi. On vient sonder les âmes, les intentions secrètes ou inconscientes des personnes. C’est digne des plus grands procès d’Inquisition de l’Histoire. Le Monde a par ailleurs modifié le titre de notre tribune qui était au départ «100 femmes pour une autre parole», en mettant en avant la «liberté d’importuner» qui n’est pas le cœur du sujet. Par cette tribune, nous voulions simplement donner un autre point de vue, libérer une autre parole. Ce n’est pas une parole «contre» mais une parole «en plus». Je suis quand même sidérée que les mêmes qui se félicitent d’une libération de la parole nous demandent de nous taire! Elles nous disent que notre point de vue est «indécent», qu’il ne fallait pas en parler maintenant, nous accusent d’être de vielles bourges blanches. La libération de la parole est donc à sens unique. Certaines femmes à qui nous avons proposé de signer nous ont répondu: «Je suis d’accord avec vous à 300%, je n’en peux plus, mais j’ai peur de signer, on va me tomber dessus dans mon travail.» La peur a en effet changé de camp, comme le réclament les féministes. Faut-il vraiment s’en féliciter?

FV.- Assiste-t-on réellement, comme vous le suggérez dans cette tribune, à un retour du puritanisme?

PS. – Oui, c’est indubitable. Caroline de Haas nous accuse d’être des «récidivistes en matière de défense de pédocriminels ou d’apologie du viol». Ce féminisme policier fondé sur le chantage affectif et la manipulation des statistiques ne supporte même plus la contradiction. Ce mouvement est antilibéral, au sens politique du terme: il refuse le pluralisme et la coexistence de sensibilités différentes au sein du débat public, qui est, il me semble, l’un des acquis les plus précieux des sociétés occidentales. Elles sont persuadées d’avoir le vent de l’histoire dans le dos… ça me fait bien rire! Lorsqu’on regarde les grandes enquêtes d’opinion internationales, on s’aperçoit que de moins en moins de femmes se disent féministes, surtout chez les plus jeunes générations. Pourtant l’écrasante majorité des gens se disent favorables à l’égalité entre hommes et femmes. Leur discours militant a tendance à radicaliser leurs opposants. Une étude a d’ailleurs récemment montré que les discours extrémistes réduisaient l’adhésion populaire à un mouvement social. Ainsi on voit bien que l’élection de Trump a pu avoir pour ressort un antiféminisme exacerbé par les outrances du politiquement correct.