“La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique.” Michel Houellebecq
” Je mange une galette aux haricots rouges, et Jean-Pierre Buvet me parle de sexualité. D’après lui, l’intérêt que notre société feint d’éprouver pour l’érotisme (à travers la publicité, les magazines, les médias en général) est tout à fait factice. La plupart des gens, en réalité, sont assez vite ennuyés par le sujet ; mais ils prétendent le contraire, par une bizarre hypocrisie à l’envers. Il en vient à sa thèse. Notre civilisation, dit-il, souffre d’épuisement vital. Au siècle de Louis XIV, où l’appétit de vivre était grand, la culture officielle mettait l’accent sur la négation des plaisirs et de la chair ; rappelait avec insistance que la vie mondaine n’offre que des joies imparfaites, que la seule vraie source de félicité est en Dieu. Un tel discours, assure-t-il, ne serait plus toléré aujourd’hui. Nous avons besoin d’aventure et d’érotisme, car nous avons besoin de nous entendre répéter que la vie est merveilleuse et excitante ; et c’est bien entendu que nous en doutons un peu. J’ai l’impression qu’il me considère comme un symbole pertinent de cet épuisement vital. Pas de sexualité, pas d’ambition ; pas vraiment de distractions, non plus. Je ne sais que lui répondre ; j’ai l’impression que tout le monde est un peu comme ça. Je me considère comme un type normal. Enfin peut-être pas exactement, mais qui l’est exactement, hein ? Disons, normal à 80 %. Pour dire quelque chose je fais cependant observer que de nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou un autre de sa vie, l’impression d’être un raté. On tombe d’accord là-dessus.”
(…) “Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la ” loi du marché “. Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables.
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L’auteur se définit lui-même comme “l’écrivain de la souffrance ordinaire”. En cela Houellebecq est aussi philosophe. A travers ses personnages, entre deux péripéties, il poursuit une réflexion sur l’homme, la sexualité, l’amour. Après la mort de Dieu (Nietzsche), la mort de l’homme (Foucault), Houellebecq annonce la mort de l’amour. Une phrase de son premier roman, “Extension du domaine de la lutte”, résume bien son oeuvre :”La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique.” Sans l’un ou l’autre, la personne ne vaut rien, elle n’intéresse pas, elle est même un obstacle à l’épanouissement des autres. Contrairement aux apparences et loin du personnage médiatique, Houellebecq est un romantique. Il met en cause le narcissisme contemporain, la perte du don, de la gratuité, des sentiments et de la tendresse, au profit d’une compétition sans borne ou la sexualité devient un enjeu de pouvoir, une affaire de domination.