Le livre papier – Frederic Beigbeder

Il fallait sortir de chez soi pour aller le choisir dans un lieu rempli de rêveurs esseulés, puis faire la queue pour l’acheter, se forcer à sourire à des inconnus atteints de la même maladie, avant de le transporter dans ses mains ou sa poche jusqu’à son domicile, en métro, ou sur la plage. Le roman de papier était ce tour de magie capable de changer un asocial en mondain, puis à nouveau en anachorète, en le contraignant à rester un instant coincé face à lui-même.

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Les livres sont des tigres de papier, aux dents de carton, des fauves fatigués, sur le point de se laisser dévorer. Pourquoi s’obstiner à lire sur un objet pareil ? Des feuilles fragiles, inflammables, reliées, imprimées, sans batterie électrique ? Tu es obsolète, ô vieux livre bientôt jauni, nid à poussière, cauchemar de déménageur, ralentisseur de temps, usine à silence. Tu as perdu la guerre du goût1. Les lecteurs de livres en papier sont de vieux maniaques, chaque jour plus vieux, chaque soir plus maniaques. Ils préfèrent caresser un ouvrage qu’ils peuvent respirer, plier, annoter, poser et reprendre, n’importe où, n’importe quand, sans avoir à le brancher sur le secteur. Tragédie de la sénilité. Le fait même de lire un texte sur papier fait de nous des débris, comme Montag dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, roman de science-fiction qui anticipa en 1953 le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Un monde où les livres de papier étaient interdits et où des pompiers pyromanes étaient payés pour les brûler. Le seul point sur lequel Bradbury, aveuglé par les autodafés des nazis, s’est trompé, c’est le feu : les industriels se sont aperçus que le pilon est nettement plus discret que la cheminée. Le reste de sa prédiction est en passe de se réaliser : d’ici à quelques années, les tigres de papier vont être remplacés par des écrans plats appartenant à trois compagnies américaines (Apple, Google et Amazon), une japonaise (Sony) et une française (Fnac). 

Vous tenez entre les mains un tigre de papier qui n’est pas “dématérialisé” et qui prétend même mordre encore un peu. Il veut défendre ses congénères, parents et bienfaiteurs : d’autres vieux fauves menacés d’extinction, aussi impressionnants qu’un tas de peluches abandonnées dans un grenier. Le livre de papier, souviens-toi, fut inventé par un Allemand nommé Johannes Gutenberg il y a environ six siècles. Le roman moderne est apparu peu après, grâce à Rabelais, puis Cervantès. On peut donc déduire de l’extinction du livre de papier que le roman va également disparaître : les deux étaient liés. Lire un roman demandait du temps, un fauteuil et un codex (objet livre relié, dont on tourne les pages) : essayez de lire A l’ombre des jeunes filles en fleurs en cliquant sur un iPad et l’on en reparle. Les concepteurs du livre électronique croient si peu au roman que le texte de Proust disponible en ligne est truffé de coquilles, fautes de frappe, erreurs de ponctuation : il n’a visiblement pas été relu par ceux qui prétendent étendre son rayonnement par sa numérisation. Le remplacement du livre en papier par la lecture sur écran va donner naissance à d’autres formes de récits. Ils seront peut-être intéressants (interactivité, hypertexte, habillages sonores ou musicaux, illustrations en 3D, relais vidéo…) mais ce ne sera plus du roman au sens où nous l’entendions, nous, lecteurs cacochymes, obsédés obsolètes, bibliophiles ringards. 

J’avoue être sidéré par l’indifférence globale dans laquelle cette apocalypse a lieu. Comme disait Michaux à propos de l’homme : le roman sur papier, c’était tout de même quelqu’un. Les premiers romans feuilletés dans mon adolescence me permettaient d’échapper à ma famille, au monde extérieur, et peut-être, sans le savoir, à l’absence de signification de l’univers entier. Sartre dit dans Les Mots que “l’appétit d’écrire englobe un refus de vivre”. Je crois qu’on peut dire la même chose de la lecture sur papier : la concentration me permettait de fuir la réalité, ou plutôt elle comblait un vide inexprimable… l’absence de Dieu ? le départ de mon père ? ma timidité avec les filles ? Lire des romans durant des heures me semblait la liberté suprême. Une façon de me projeter dans une autre existence que la mienne, plus belle et plus captivante. Un monde parallèle, haut en couleur. Une réalité moins désorganisée, une grille de lecture pour décoder l’existence. Une utopie encore plus merveilleuse que la masturbation.

Il faut se souvenir de l’acte admirable qui consistait à fureter dans les librairies, à flâner devant les vitrines, à désirer un livre sans l’obtenir tout de suite. Un roman se méritait : tant qu’il n’était pas disponible en ligne, il exigeait de nous des efforts physiques. Il fallait sortir de chez soi pour aller le choisir dans un lieu rempli de rêveurs esseulés, puis faire la queue pour l’acheter, se forcer à sourire à des inconnus atteints de la même maladie, avant de le transporter dans ses mains ou sa poche jusqu’à son domicile, en métro, ou sur la plage. Le roman de papier était ce tour de magie capable de changer un asocial en mondain, puis à nouveau en anachorète, en le contraignant à rester un instant coincé face à lui-même.