Photogenie electorale – Roland Barthes

(nous sommes en periode electorale a Montreal)

Certains candidats-députés ornent d’un portrait leur prospectus électoral. C’est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu’il faut analyser. D’abord, l’effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs; le candidat ne donne pas à juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidiens exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose. La photographie tend ainsi à rétablir le fond paternaliste des élections, leur nature “représentative”, déréglée par la proportionnelle et le règne des partis (la droite semble en faire plus d’usage que la gauche). Dans la mesure où la photographie est ellipse du langage et condensation de tout un “ineffable” social, elle constitue une arme anti-intellectuelle, tend à escamoter la “politique” (c’est-à-dire un corps de problèmes et de solutions) au profit d’une “manière d ‘être”, d’ un status socialo-moral. On sait que cette opposition est l’un des mythes majeurs du poujadisme (Poujade à la télévision : “Regardez-moi : je suis comme vous” ).

La photographie électorale est donc avant tout reconnaissance d’une profondeur, d’un irrationnel extensif à la politique. Ce qui passe dans la photographie du candidat, ce ne sont pas ses projets, ce sont ses mobiles, toutes les circonstances familiales, mentales, voire érotiques, tout ce style d’être, dont il est à la fois le produit, l’exemple et l’appât. II est manifeste que ce que la plupart de nos candidats donnent à lire dans leur effigie, c’est une assiette sociale, le confort spectaculaire de normes familiales, juridiques, religieuses, la propriété infuse de ces biens bourgeois que sont par exemple la messe du dimanche, la xénophobie, le bifteck-frites et le comique de cocuage, bref cequ’on appelle une idéologie. Naturellement, l’usage de la photographie électorale suppose une complicité : la photo est miroir, elle donne à lire du familier, du connu, elle propose à l’électeur sa propre effigie, clarifiée, magnifiée, portée superbement à l’état de type. C’est d’ailleurs cette majoration qui définit très exactement la photogénie : l’électeur se trouve à la fois exprimé et héroïsé, il est invité à s’élire soi-même, à charger le mandat qu’il va donner d’un véritable transfert physique : il fait délégation de sa “race”.

Les types de délégation ne sont pas très variés. II y a d’abord celui de l’assiette sociale, de la respectabilité, sanguine et grasse (listes “nationales”), ou fade et distinguée (listes MRP). Un autre type, c’est celui de l’intellectuel (je précise bien qu’il s’agit en l’occurrence de types “signifiés” et non de types naturels : intellectualité cafarde du Rassemblement national, ou “perçante” du candidat communiste. Dans les deux cas, l’iconographie veut signifier la conjonction rare d’une pensée et d’une volonté, d’une réflexion et d’une action: la paupière un peu plissée laisse filtrer un regard aigu qui semble prendre sa force dans un beau rêve intérieur, sans cesser cependant de se poser sur les obstacles réels, comme si le candidat exemplaire devait ici joindre magnifiquement l’idéalisme social à l’empirisme bourgeois. Le dernier type, c’est tout simplement celui du “beau gosse”, désigné au public par sa santé et sa virilité. Certains candidats jouent d’ailleurs superbement de deux types à la fois: d’un côté de la feuille, tel est jeune premier, héros (en uniforme), et de l’autre, homme mûr, citoyen viril poussant en avant sa petite famille. Car le plus souvent, le type morphologique s’aide d’attributs fort clairs : candidat entouré de ses gosses (pomponnés et bichonnés comme tous les enfants photographiés en France), jeune parachutiste aux manches retroussées, officier bardé de décorations. La photographie constitue ici un véritable chantage aux valeurs morales : patrie, armée, famille, honneur, baroud.

La convention photographique est d’ailleurs elle-même pleine de signes. La pose de face accentue le réalisme du candidat, surtout s’il est pourvu de lunettes scrutatrices. Tout y exprime la pénétration, la gravité, la franchise : le futur député fixe l’ennemi, l’obstacle, le “problème”. La pose de trois quarts, plus fréquente, suggère la tyrannie d’un idéal : le regard se perd noblement dans l’avenir, il n’affronte pas, il domine et ensemence un ailleurs pudiquement indéfini. Presque tous les trois quarts sont ascensionnels, le visage est levé vers une lumière surnaturelle qui l’aspire, l’élève dans les régions d’une haute humanité, le candidat atteint à l’olympe des sentiments élevés, où toute contradiction politique est résolue : paix et guerre algériennes, progrès social et bénéfices patronaux, enseignement “libre” et subventions betteravières, la droite et la gauche (opposition toujours “dépassée” !), tout cela coexiste paisiblement dans ce regard pensif, noblement fixé sur les intérêts occultes de l’Ordre.