Je rêve alors d’une pensée acide – Pierre Ménard

Qu’aimes-tu tant dans les départs ? Beau d’écrire, parce cela réunit les deux joies : parler tout seul et parler à une foule. Le geste ne doit pas être une vengeance. Il doit être une calme et lasse renonciation, une clôture de comptes, un fait privé et rythmique. La dernière réplique.

Je veux n’emprunter au monde visible que des forces, non des formes, mais de quoi faire des formes. Les histoires sont peut-être une seule histoire. Le sentiment de la matière même. Et les actes et les phases, non les individus et leur mémoire. Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs. Dans ce problème de la vue qui n’est pas l’important, je me laisse aller aux réflexions. On ne peut rien dire de rien. Je suis ici comme en retrait de ma vie.

La sensation que l’on a d’un objet, capté par la main dont on se sert quotidiennement, se transforme de manière fantastique lorsqu’on s’en saisit de la main opposée. Renversement de situation. Je me sens gauche tout à coup.

Ici, les ruines sont plus que simples souvenirs d’un temps passé. Le temps ne s’est pas arrêté. L’index pointé semble désigner à chaque fois, le même endroit, un point mort. Une insolite distraction. Les gens qui ont trop d’esprit, manque de corps, comme l’on dit du vin.

Dans un café de la StresemanStrasse, un sosie de Rüdiger Vögler, attrape la choppe à pleine main, la secoue vivement et la tape contre le montant de la table plusieurs fois de suite. Je comprends qu’il essaye de la faire mousser. En vain.

Le plus difficile lorsque l’on est seul est de n’avoir personne à qui parler, qui plus est à l’étranger. Assez rapidement on n’a plus de répondant.

On écrit pour être aimé. Parler dans le vide afin de combler le manque d’une voix. Et la ville se confirme grise. Les nuages sombrent sur l’Askanisher Platz. Plus de lumière qu’artificielle. Je rêve alors, en réaction à l’ennui qui parfois m’assaille, d’une pensée acide qui s’insinuerait dans les choses pour les désorganiser, les perforer, les traverser. Elle vous aborde par un sourire et vous quitte par une gifle. Que feras-tu de ce fêtu de mots, de tout ce fatras ? Je suis prisonnier. Pas tant de la ville que de toi ? Tes bras barreaux me manquent. Je me suis évadé de ta jolie geôle, parce que je connais la joie de rentrer chez soi. On est lu, sans l‘être.

Ici, le ciel du matin annonce toujours le ciel du soir. Un ciel indolent, doux et triste. Si nous parlons, c’est que cette chose, une seule chose importe, un seul mot, nous ne l’avons pas trouvée, ni ne la trouverons. Les bruits couvrant parfois ce que l’on dit. Dans l’envers du regard, l’endroit de l’image. Faire du dialogue, un voyage.

En voiture, des Allemands s’arrêtent à ma hauteur et baissent leur vitre. Ils vont me demander quelque chose, c’est certain. Je ne saurais pas quoi leur répondre, je ne bredouille que quelques mots dans cette langue, pourquoi m approche-je d’eux ?

Je ne comprends plus le mot solitude. Être seul en moi, c’est n’être plus personne. Je suis peuplé. Je suis chez moi partout mais toujours le désir m’en chasse.

Je marchais d’un pas vif dans la rue. Une lumière éblouissante perçant une masse confuse. Tête baissée, bras croisés, luttant contre le vent froid. Les yeux au sol. Mon ombre effilée, toute menue, presque fragile, telle une anamorphose. Et l’ombre de mes épaules étrangement pointues semblait associée à la longueur de celle de mes bras, comme la pointe de deux ailes. Et je me suis mis à sourire. Dans les deux cas, ce qui prime, c’est la volonté de frapper. Je me souviens de sa réponse désormais : l’avant-goût de la mort.