Fragments d’une conférence prononcée par Paul Eluard lors de l’Exposition surréaliste de Londres en juin 1936
Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie de autres hommes, dans la vie commune. Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux.
L’imagination n’a pas l’instinct d’imitation. Elle est la source et le torrent qu’on ne remonte pas. C’est de ce sommeil vivant que le jour naît et meurt à tout instant. Elle est l’univers sans association, l’univers qui ne fait pas partie d’un plus grand univers, l’univers sans dieu, puisqu’elle ne ment jamais, puisqu’elle ne confond jamais ce qui sera avec ce qui a été. La vérité se dit très vite, sans réfléchir, tout uniment, et la tristesse, la fureur, la gravité, la joie ne lui sont que changements de temps, que ciels séduits.
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d’invoquer, mais d’inspirer. Tant de poèmes d’amour ans objet réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises.
C’est l’espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé – pour le poète – l’action de son imagination. Qu’il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement. Tout est au poète objet à sensations et, par conséquent, à sentiments. Tout le concret devient alors aliment de son imagination et l’espoir, le désespoir passent, avec les sensations et les sentiments, au concret.
Les poètes dignes de ce nom refusent d’être exploités. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui ne se conforme pas à cette “morale” qui pour maintenir son ordre, son prestige, ne sait construire que des banques, des casernes, des prisons, des églises des bordels.
Les portes de l’amour et de la haine sont ouvertes et livrent le passage à la violence. Inhumaine, elle mettra l’homme debout, vraiment debout, et ne retiendra pas de ce dépôt sur la terre la possibilité d’une fin. L’homme sortira de ses abris et, face à la vaine disposition des charmes et des désenchantements, il s’enivrera de la force de son délire. Il ne sera alors un étranger, ni pour lui-même, ni pour les autres. Le surréalisme, qui est un instrument de connaissance et par cela même un instrument aussi bien de conquête que de défense, travaille à mettre à jour la conscience profonde de l’homme. Le surréalisme travaille à démontrer que la pensée est commune à tous; il travaille à réduire les différences qui existent entre les hommes, et, pour cela, il refuse de servir un ordre absurde, basé sur l’inégalité, sur la duperie, sur la lâcheté.
Que l’homme se découvre, qu’il se connaisse, et il se sentira aussitôt capable de s’emparer de tous les trésors dont il est presque entièrement privé, de tous les trésors aussi bien matériel que spirituels qu’il entasse, depuis toujours, au prix des plus affreuses souffrances, pour un petit nombre de privilégies aveugles et sourds à tout ce qui constitue la grandeur humaine.
Depuis plus de cent ans, les poètes sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insultés leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et l’amour sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse et, sans se rebuter, essaient de lui apprendre les leurs. Peu leur importent les sarcasmes et les rires, ils y sont habitués, mais ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous. Ils ont leur conscience pour eux.
La solitude des poètes, aujourd’hui, s’efface. voici qu’ils sont des hommes parmi les hommes, voici qu’ils ont des frères.