Beauté cruelle – Émile Nelligan

Certes, il ne faut avoir qu’un amour en ce monde,
Un amour, rien qu’un seul, tout fantasque soit-il;
Et moi qui le recherche ainsi, noble et subtil,
Voici qu’il m’est à l’âme une entaille profonde.

Elle est hautaine et belle, et moi timide et laid:
Je ne puis l’approcher qu’en des vapeurs de rêve.
Malheureux! Plus je vais, et plus elle s’élève
Et dédaigne mon coeur pour un oeil qui lui plaît.

Voyez comme, pourtant, notre sort est étrange!
Si nous eussions tous deux fait de figure échange,
Comme elle m’eût aimé d’un amour sans pareil!

Et je l’eusse suivie en vrai fou de Tolède,
Aux pays de la brume, aux landes du soleil,
Si le Ciel m’eût fait beau, et qu’il l’eût faite laide!