36 ans – Yann Moix

par Yann Moix, extrait de “Partouz”


36 ans.

Je suis né le 31 mars 1968, à Pékin, à Sao Paulo ou à San Francisco, a moins que ce ne soit à Nevers, dans la Nièvre, qui en 1974 abritait 45 068 habitants et dont la Porte du Croux est célèbre dans le monde entier et en particulier à Nevers. Mes parents tenaient un commerce qui leur laissait, bon an, mal an, plusieurs milliers de francs de bénéfices. Pour jouer dans le Parc, il y avait Fréderic Josnard (1966-…), les frères Miskovic (1968-… et 1970-…), Loic Jaillard (31 mars 1968-…) et Martial Tiret (1963-…). Notre famille était nombreuse mais pas très. Elle se constituait d’une majorité d’êtres humains et d’une poignée d’animaux qui étaient posés sur le sol pour leur tenir compagnie. Sur la table, c’était les humains qui mangeaient. Sous la table, c’étaient les bêtes. On devait être pas loin de douze en comptant les chiens et les chats.
Après, mais je ne sais plus après quoi, on est parti pour Orléans… C’était une ville ou Charles Péguy était né. A Orléans, il y avait eu du vent, des nuages, de la pluie, mais il n’y avait pas eu la mer. On ne comprenait rien à Orléans si on croyait qu’à Orléans y avait la mer. Quand j’étais enfant, j’étais allé à l’école… Maintenant que j’étais adulte, la société ne m’envoyait plus dans cet endroit que j aimais tant. Désormais, sous prétexte que j’avais 36 ans, je suis oblige de prendre ma vie en main tout seul. Personne n’est plus la pour me dire ce que je dois faire de 11 à 12 heures, ni en quelle salle, ni avec qui. Ca me rend triste et je me sens un peu perdu. Je n’ai plus de notes en rien. Personne n’est plus la pour noter sur 20 les trucs que je fais, ni pour me punir si je fais un truc mal, ni pour me récompenser quand je suis brillant (à un diner, par exemple). Il n’y a plus d’oral et plus d’écrit. Je ne sais plus tellement à quoi je sers.
(…)
J’étais fatigue de ma societe peureuse parce que dans ma societe peureuse les filles peureuses avaient peur, peur de la peur et peur d’avoir peur et peur de la peur de la peur, et de la peur de la peur de la peur d’avoir peur de la peur de la peur (d’avoir peur). C’était une societe peureuse de la prévention, un societe peureuse de précaution. Tout le monde avait les jetons de tout. La température grimpait un peu, et les êtres humains partout sur la planète paniquaient, terrorisés à l’idée de griller sur place.
(…)
On vivait tous dans le “principe de précaution” : on pensait avec des préservatifs. On voyait la menace partout : les terroristes avaient bien reussi leur coup, avec le 11 SeptembreTM. Les “pouvoirs publics” passaient toutes leurs journées a essayer d’anticiper les catastrophes, les menaces “graves et irréversibles”, les risques, alors que personne n’était certain que ces risques étaient risqués. Certaines municipalités paranos filmaient les rues, les gens dans les rues. On parlait essentiellement de sécurité, de traçabilité des viandes empoisonnées, d’épidémie de légionellose, de SRAS. Le risque zéro, la tolérance zéro, la guerre à zéro mort symbolisaient les trois zéros de l’an 2000.
A Paris, on voyait un nombre inouï de salariés, dans les cafés, les tavernes, les bistrots, les brasseries, fumer, boire de l’alcool et ingérer, sous forme de plats du jour ou formules, sous forme de steaks-purée ou frites, des graisses alimentaires susceptibles de déclencher dans leur organisme une prolifération anormale et anarchique des cellules.
Ces types, ces salariés, tôt ou tard, cancéreux pouvaient être reproduits grâce à des cellules souches, et on aurait tous aimé, tous, sur la planète, que les cellules souches des femmes qui n’avaient pas voulu de nous fussent bercées par le vent d’automne, ou d’hiver, bref par un vent, afin qu’on les recueillit et qu’on fabriquât un double génétique, grâce à leur (putain de) tissus embryonnaire


Journaliste de formation, Yann Moix se lance dans l’écriture dans les années 1990. Son premier roman, ‘Jubilation vers le ciel’, reçoit un joli accueil critique et le prix Goncourt du premier roman (1996). ‘Les Cimetières sont des champs de fleurs’ et ‘Anissa Corto’ confirment son statut d’écrivain. Homme d’expérience, Yann Moix entreprend en 2001 de s’essayer au cinéma et dirige Julie Depardieu dans un premier court métrage intitulé ‘Grand oral’. Mais il lui faut attendre 2003 et la réalisation de ‘Podium’, histoire d’un sosie de Claude François interprété par Benoît Poelvoorde et tirée de son roman du même nom, pour que le grand public retienne son nom. En 2004 sort ‘Partouz’, dans lequel l’écrivain s’intéresse à la liberté sexuelle en Occident poussée à l’extrême dans les clubs échangistes. Il revient en 2008 avec la sortie du livre ‘Mort et vie d’Edith Stein’. Yann Moix tente de rendre hommage à l’histoire et au destin tragique de cette femme morte dans les camps d’Auschwitz. Philosophe disciple d’Husserl, juive devenue catholique et théologienne, elle a été déclarée sainte et co-patronne de l’Europe par le pape Jean-Paul II