Mon Cher Fellini – lettre de Simenon a Fellini

Tous les deux nous sommes restés, et j’espère que nous resterons jusqu’au bout, de grands enfants, obéissant à des impulsions intérieures et souvent inexplicables, plutôt qu’à des règles qui n’ont pas plus de signification pour moi que pour vous. Elles en ont encore moins pour vous que pour moi, car il m’est resté de mon enfance où j’étais un petit garçon bien gentil et bien obéissant, une sorte de timidité.


Lausanne, le 18 août 1976

Mon Cher Fellini,

Cela a été une grosse émotion pour moi de recevoir votre lettre. J’ai espéré un moment vous rencontrer en Suisse, mais je comprends très bien vos réactions et votre fuite. Tout ce que vous me dites me touche profondément car malgré mes soixante-treize ans et demi, je me considère encore, et je me sens comme un gamin.
Vous êtes probablement la personne au monde avec laquelle je me sens les liens les plus étroits dans le domaine de la création. J’ai essayé de le dire maladroitement dans une préface. Je voudrais que vous sentiez comme je me sens proche de vous, non seulement comme artiste, si je puis employer ce mot que je n’aime pas, mais comme homme et comme créateur.
Tous les deux nous sommes restés, et j’espère que nous resterons jusqu’au bout, de grands enfants, obéissant à des impulsions intérieures et souvent inexplicables, plutôt qu’à des règles qui n’ont pas plus de signification pour moi que pour vous. Elles en ont encore moins pour vous que pour moi, car il m’est resté de mon enfance où j’étais un petit garçon bien gentil et bien obéissant, une sorte de timidité.
Vous, vous êtes un fonceur. J’essaie depuis quelques années, c’est-à-dire depuis que je n’écris plus de romans, de le devenir. Mais il est possible que maintenant, comme les moutons enragés, j’exagère sans trouver le juste milieu.
Le rêve que vous me racontez ressemble à certains de mes rêves, mais je suis presque gêné d’avoir pris dans votre sommeil une telle importance, et d’avoir été pour une toute petite part dans la réalisation de votre Casanova.
Moi aussi je connais bien des moments où je tourne à vide, et cent fois dans ma vie, j’ai été tenté de ne plus écrire. Cela tient je crois, pour vous comme pour moi, à ce que nous connaissons des moments de dépression où nous nous sentons en quelque sorte inutiles et vides. Heureusement, vous surtout, vous rebondissez à chaque fois. Et plus vous vous êtes senti un moment tout en bas, et plus vous rebondissez haut.
Je crois, sans vouloir jouer les critiques et les analystes, que tout cela est tout à fait naturel et je jurerais volontiers que c’est arrivé un grand nombre de fois à un homme comme Michel-Ange ou à Léonard de Vinci.
Je vous admire depuis vos tout premiers films, mais ce que j’admire surtout, c’est que vous vous soyez dégagé de toutes les contraintes, de tous les tabous, de toutes les règles. Dans le monde du cinéma d’aujourd’hui, vous êtes unique, et vous le savez bien au fond de vous-même.
Et c’est parce que vous n’avez pas d’ego qu’il vous arrive de vous sentir seul et sans confiance en vous-même.
Continuez, mon Cher Fellini à nous donner des chefs d’œuvre contre vents et marées avec votre profonde intuition pendant que d’autres nous fabriquent des films sur mesure.
J’espère qu’un jour nous nous rencontrerons à nouveau, cœur à cœur, car je vous considère personnellement comme un frère, et c’est fraternellement que je vous embrasse, ainsi que Giuletta.

Fidèlement votre, aussi bien sur le plan de l’affection, que sur celui de votre œuvre,

Georges Simenon ”