La panthère – Rilke

La traduction de Claude Vigée

Son regard du retour éternel des barreaux s’est tellement lassé qu’il ne saisit plus rien.

Il ne lui semble voir que barreaux par milliers et derrière mille barreaux, plus de monde.

La molle marche des pas flexibles et forts qui tourne dans le cercle le plus exigu paraît une danse de force autour d’un centre
où dort dans la torpeur un immense vouloir.

Quelquefois seulement le rideau des pupilles sans bruit se lève.

Alors une image y pénètre, court à travers le silence tendu des membres – et dans le cœur s’interrompt d’être.

Entretien avec Claude Vigée traduction

Si je la compare à d’autres, votre traduction de « Der Panther » de R.M. Rilke me paraît à la fois plus fidèle au poème original et un commentaire de celui-ci.

Claude Vigée : Les choses les plus abstraites prennent souffle, mélodie et figure dans ce poème. C’est très étrange. D’abord, le rythme est assez lent. Brouillant, comme les barreaux de la cage, la netteté du regard double, à la fois animal et humain, il se traîne jusqu’aux monosyllabes hachés de la fin du second vers et du troisième vers. Il faut faire danser le français à l’exemple de l’allemand, tout en restituant le sens, rendre le jeu d’échos, les répétitions de mots, les allitérations. Les abstractions se mêlent aux éléments concrets.

Il me semble qu’en français, une première difficulté se présente, ayant trait au genre de l’animal, masculin en allemand. Dans votre traduction, vous n’avez pas utilisé le pronom féminin, « elle », en suivant d’ailleurs fidèlement la syntaxe de l’original puisque le regard fait l’objet de la première strophe et la démarche, celui de la seconde. Vous a-t-il paru nécessaire, de toute façon, eu égard au sens du poème, d’éviter d’utiliser le féminin ? Je pense à ce que développe Monique Schneider, à la suite de Freud, dans Généalogie du masculin, sur la dualité du masculin, ce qu’elle nomme le « pénis détachable ».

C.V. : Ah oui, sans aucun doute, c’est un phallus, bien sûr. D’ailleurs, voyez, cette idée de tension. Dans la seconde strophe, au troisième vers, j’ai hésité entre « semble » et paraît ». J’ai choisi « paraît » qui m’a semblé plus ramassé, plus dessiné. J’ai l’impression, en effet, d’un contour qui bouge plutôt que d’une masse de couleur. Au dernier vers, « betäubt » sonne comme drogué, ivre, abruti et se complète par « steht », debout, dressé. Il y a donc une opposition entre la torpeur et l’élan. Là, j’étais obligé de choisir et j’ai conservé la notion d’élan en traduisant « Wille » (volonté) non par le substantif, mais par le verbe substantivé « vouloir ». L’adjectif « immense » donne à ce « vouloir » tout son essor.

A la troisième strophe, « Vorhang » est un rideau de théâtre. La pupille apparaît comme un rideau qui sépare l’animal de l’horreur du monde extérieur. « lautlos » n’est pas facile à traduire : cela veut dire littéralement « sans voyelles ». Le terme suggère aussi la délivrance de tout bruit. Le dernier vers surgit comme un couperet et se fonde sur un jeu de mots : « aufhören » veut dire « cesser » et « hören », « écouter ». J’ai penché pour « s’interrompt ». Ce vers final, avec la césure : « et dans le cœur / s’interrompt d’être. » ne reproduit pas le rythme de l’allemand. C’est autre chose, sur le même thème. Je transpose le vers en me le mâchonnant, par manducation. Je sais que j’ai fini quand, le relisant, je me dis : « Si j’avais écrit ce poème, je serais content. »

On devine des éléments de dialecte chez Rilke, le dialecte pragois, viennois. C’est une autre musique que l’allemand du Nord de l’Allemagne. Il reste un peu de violon tsigane chez lui, comme chez Hofmannsthal, qui était viennois de naissance et juif anobli par surcroît.