La poesie, vision et experience – Michel Houellebecq

Un extrait de Ennemis Publics (correspondance Janvier-Juillet 2008 de BHL et Michel Houellebecq)


Il y a quelques mois, j’ai recu l’anthologie de la poesie francaise que Jean Orizet a realisee pour les editions Larousse. Dans la notice qu’il me consacre, l’auteur signale, presque en passant, qu’independamment de la poesie j’ai publie plusieurs romans, qui ont donne lieu a de vives controverses. Comprenez-moi bien : il ne faut y voir aucune affectation, aucune pose. Dans l’univers de Jean Orizet, d’autres choses que la poesie existent ; mais elles existent sensiblement moins.

(…)

Sinon il m’a demande ce que je faisais, j’ai dit que je preparais un film. Il a trouve ca amusant, distrayant ; il savait par ailleurs que j’avais ecrit des romans. Quand meme, m’a-t-il fait observer, cela faisait deja longtemps que je n’avais pas donne de recueil. Le reproche etait discret, mais reel ; il etait temps, selon lui, que je me remette aux choses serieuses.

Et William Cliff, que j’ai croise lui dans le train entre Paris et bruxelles, a reagi a peu pres de la meme maniere. Apres quelques banalites d’usage, il m’a entrepris sur Villon – et sur l’usage, a son avis trop relache, que je faisais de l’alexandrin.

Il est extraordinaire, et je trouve assez bouleversant, que de telles personnes existent. On a envie de dire, enfin on n’a pas du tout envie, mais on se sent oblige de dire : que de telles personnes existent encore. Des gens au systeme de valeurs si eloigne, si incommensurable avec celui de leurs contemporains.
Qu’elles existent pour combien de temps ? Oh, je ne doute pas que la maison Gallimard ait une certaine conscience de ses responsabilites culturelles, je suis certain qu’elle mettra un point d’honneur a publier, jusqu’a leur mort, ses vieux poetes ; mais je doute qu’elle mette beaucoup de frenesie a rechercher leurs successeurs.
Il serait d’ailleurs injuste de jeter la pierre aux editeurs ; a quand remonte la derniere fois ou j’ai vu, dans une librairie, un rayon poesie ?
Et que peuvent faire les libraires, s’il n’y a plus de public ? Nous vivons peut-etre dans un monde (c’etait la conclusion de Gherasim Luca juste avant son suicide) ou la poesie n’a simplement plus de place.

Ainsi quelque chose de precieux disparait, et disparait sous nos yeux. Je peux en temoigner, j’ai vu la disparition se produire de mon vivant, et meme dans le cadre de ma modeste vie d’auteur j’ai vu les rayons diminuer dans les librairies, les collections s’eteindre.
J’ai aussi assiste aux demonstration d’enthousiasme annuelles et sovietiques, des autorites responsables ; se felicitant de l’incroyable succes du “Printemps des Poetes”, de l’incroyable appetit d’un public grandissant, oh ca me fatigue rien que d’en parler.
Dans L’Auteur, Vincent Ravalec raconte avec beaucoup de drolerie et de vacherie ses annees dans un circuit parallele, culturellement subventionne, et presque aussi pathetique que celui de la poesie : celui de la nouvelle.
Tous deux, avant d’acceder au true business qu’est le roman, nous avons publie (lui, aux editions du Dilletante, des nouvelles ; moi aux editions de la Difference, des poemes). J’ai bien connu, comme lui, ces rencontres culturelles improbables, ou l’attache culturel de la mairie se demande si la cote de veau est incluse dans le “menu auteurs”, ou l’on n’est jamais tout a fait certain de son hebergement (il lui est arrive d’avoir a dormir dans une maison de retraite, moi dans une caravane desaffectee).
Quand meme il y a une difference, petite mais essentielle, qui fait que, si j’avais a raconter mes annees de circuit parallele, mon recit serait beaucoup moins drole – et moins vache – que le sien. L’auteur de nouvelles est considere par l’editeur comme une espece de feignant, d’immature : parce que apres tout dans ses petits recits il introduit des personnages, il raconte des histoires. Qu’est-ce qui l’empeche de faire la meme chose, en plus grand, dans un roman (qui lui, interessera le public) ? Alors que le poete est considere comme un inadapte, un irresponsable absolu ; ou, plus simplement, n’est pas considere du tout.
Aussi se developpe-t-il  entre poetes, de tout facon hors jeu, des relations plus chaleureuses qu’entre nouvellistes, a la limite du jeu.
Et ceci colore differemment l’ensemble de ces rencontres.

Maintenant je suis entre dans le jeu, c’est le moins qu’on puisse dire ; maintenant je cherche desesperement un moyen qui me premettrait (tout en continuant, un petit peu, a etre) d’en sortir.
Parce qu’il faut quelque chose, quand meme, pour rester en contact avec la poesie, une certaine innocence. Techniquement parlant, il ne faut rien d’autre. Il y a un tres beau mot designant l’homme qui a decouvert un tresor, c’est celui d’inventeur. Qu’il ait decouvert par hasard, en s’egarant dans la foret, ou apres quize ans de recherche, compulsant de vieilles cartes datant de l’epoque des conquistadors, n’y change absolument rien. Et c’est la meme chose qu on ressent lorsqu’on a ecrit un poeme : qu’on ait passe deux ans ou quinze minutes a l’ecrire, cela revient au meme. Tout se passe comme si, c’est irrationnel je sais bien, tout se passe comme si le poeme avait deja ete ecrit bien avant nous, qu’il avait ete ecrit de toute eternit, et qu’on n’avait fait que le decouvrir. Le poeme une fois decouvert, on s’en tient a quelque distance. On l’a degage de la terre qui l’entourait, on a donne quelques coups de brosses ; et il brille, accessible a tous, de son bel eclat d’or mat.

(…)

Dans la poesie (par rapport au roman) ce ne sont pas uniquement les personnages qui vivent, ce sont les mots. Ils semblent entoures d’un halo radioactif. Ils se retrouvent d’un coup leur aura, leur vibration originelle.

Donner un sens plus pur aux mots des la tribu.

“Plus pur” est bien dans les obsessions de Mallarme, la blancheur, la neige ; je n’aurais surement pas ecrit cela, moi parce que je suis un petit cretin sentimental, que la blancheur et la neige me font peur, qu’elles m’evoquent le terrifiant Winterreise de Schubert. Il n’empeche que c’est tres beau, et parfaitement explicite.

Alors j’idealise peut-etre, c’est peut-etre la celebre “magie du souvenir” qui opere en moi.
Lorsque j’ai publie mon deuxieme recueil de poemes (lequel, suivant un roman qui avait eu un certain echo, a de ce fait connu les douteux honneurs de la critique litteraire generale), certains journalistes ont cru bon de s’etonner de ce que j’utilise l’alexandrin, forme qui leur paraissait desuete. Ils simplifiaient d’ailleurs largement (car si j’utilise de temps a autre l’alexandrin j’utilise plutot d’avantage l’octosyllabe, ou le vers libre). Eh bien, croyez-moi ou pas, mais je n’ai jamais, tant que je suis reste dans le milieu de la poesie, ete confronte a ce genre de critique. Ce genre de debats y apparaissait completement depasse. Qu’un poeme soit ecrit en alexandrins, en vers libres, en prose ou en tout ce qu’on voudra, n’avait, dans le petit milieu de la poesie, absolument aucune espece d’importance. L’alexandrin, oui, y etait considere comme une des formes possibles de la poesie francaise – une forme correspondant bien a la structure generale de la langue, qui avait permis de belles oeuvres, qui pouvait en permettre encore.

(…)

Et jamais sans doute avant notre correspondance je n’avais senti aussi fort comme j’etais attache visceralement, originellement, a la poesie. Jamais je n’avais aussi bien compris ce qui m’avait rendu si fier d’avoir, dans la troisieme partie de La possibilite d’une ile, et pour reprendre les terms qu’avaitemploye Sylvain Bourmeau dans sa critique, “fait triompher la poesie a l’interieur meme du roman”.

« Est-il vrai qu’en un lieu au-delà de la mort
Quelqu’un nous aime et nous attend tels que nous sommes ?…
Est-il vrai que parfois les êtres humains s’entr’aident,
Et qu’on peut être heureux au-delà de treize ans ?
Certaines solitudes me semblent sans remède ;
Je parle de l’amour, je n’y crois plus vraiment »