De natura rerum – Lucrece

Lucrece pose les bases du model hedoniste en un hommage a Epicure, son maitre. ” Refuser au corps la faculté de sentir et croire que l’âme répandue dans tout le corps entre seule dans ce mouvement que nous appelons sensibilité, c’est vouloir lutter contre l’évidence de la vérité. ”

Toi qui le premier au fond d’affreuses ténèbres as brandi un si lumineux flambeau pour nous révéler les vrais biens de la vie, je te suis, ô gloire de la Grèce, et j’ose aujourd’hui poser mes pas dans tes pas, non que je veuille devenir ton rival, mais plutôt parce que ton amour me guide et m’exhorte à t’imiter. L’hirondelle ose-t-elle défier les cygnes, les chevreaux aux membres tremblants pourraient-ils lutter à la course avec le cheval fougueux ? Toi, père, qui es l’initiateur, tu prodigues à tes enfants de sages leçons ; c’est dans tes traités, maître glorieux, que semblables aux abeilles butinant çà et là parmi les fleurs des prés, nous allons cueillir nous aussi, pour nous en repaître, des paroles d’or, oui, d’or vraiment, et telles qu’il n’en fut jamais de plus dignes d’une vie éternelle.
A peine ta sagesse a-t-elle commencé à proclamer avec puissance un système de la nature né de ton divin génie, aussitôt s’évanouissent les terreurs de l’esprit, s’écartent les murailles du monde ; je vois à travers le vide immense les choses s’accomplir ; je vois les dieux puissants dans leurs tranquilles demeures que n’ébranlent pas les vents, que les nuages ne battent pas de leur pluie, que la blanche neige glacée n’outrage pas dans sa chute, car un éther toujours serein leur sert de voûte et leur verse à larges flots sa lumière en riant. Tous leurs besoins, la nature y pourvoit et rien en aucun temps n’altère la paix de leurs âmes. Mais par contre, nulle part je n’aperçois les régions de l’Achéron et la terre ne m’empêche point de contempler sous mes pieds tout ce qui s’accomplit dans le vide. Devant de telles visions, une joie divine, un saint frémissement me saisissent à la pensée que ton génie contraignit la nature à se dévoiler tout entière.
Ma doctrine enseigne les principes de l’univers : j’ai dit leur nature, la variété de leurs formes, le mouvement éternel dont ils s’envolent spontanément dans l’espace et comment ils sont capables de créer toutes choses. Mon objet est maintenant, je crois, la nature de l’esprit, et c’est l’âme, le principe vital, qu’il me faut éclairer dans mes vers. Je dois chasser et renverser cette peur de l’Achéron qui pénétrant l’homme jusqu’au cœur, trouble sa vie, la teint tout entière de la couleur de la mort et ne laisse subsister aucun plaisir limpide et pur.
Tant d’hommes prétendent que les maladies et la honte sont plus à craindre que les abîmes de la mort ! Ils savent bien, proclament-ils, que le principe de la vie relève du sang, sinon même du vent, si jusque-là se porte leur fantaisie, et qu’auraient-ils donc besoin de nos leçons ? Mais tu vas voir comme c’est là propos vides de fanfarons, non conviction réelle. Car ces mêmes hommes, chassés de leur patrie, proscrits loin de leurs semblables, flétris d’accusations infamantes, accablés enfin de tous les maux, ces hommes vivent ; où qu’ils soient venus traîner leur misère, ils célèbrent des funérailles, ils immolent des brebis noires, ils sacrifient aux mânes, et plus l’adversité leur est rude, plus leurs esprits se tournent vers la religion. Ah ! c’est dans les dangers qu’il faut observer l’homme, c’est dans l’adversité qu’il se révèle : alors seulement la vérité jaillit de son cœur ; le masque tombe, le visage réel apparaît.
Enfin l’avidité, le désir aveugle des honneurs, poussent les hommes misérables hors des bornes du droit et parfois même les font complices ou même agents du crime ; ils les assujettissent jour et nuit à un labeur sans égal pour s’élever au faîte de la fortune : or de ces plaies de la vie, la plus grande part revient à la crainte de la mort, leur vraie cause. Vivre dans le mépris infamant et l’âpre pauvreté semble en effet aux hommes incompatible avec des jours doux et posés : ces maux paraissent les mettre dés cette terre aux portes même de la mort ; c’est pourquoi les hommes en proie à ces vaines alarmes voudraient fuir au loin et, pour y échapper, grossissent leurs biens au prix du sang de leurs concitoyens ; ces avides doublent leurs richesses, multiplient leurs meurtres ; ces cruels suivent avec joie les funérailles d’un frère, la table de leurs proches leur inspire haine et effroi.
C’est la même crainte de la mort qui met au cœur des hommes l’envie qui le ronge : ils voient celui-ci qui est puissant, celui-là qui attire tous les regards et qui marche dans l’éclat des honneurs, tandis qu’eux-mêmes se traînent dans l’obscurité et la fange : autant de sujets de plainte. Il y en a qui périssent pour avoir leur statue, pour illustrer leur nom. Souvent même la peur de la mort inspire aux humains un tel dégoût de la vie et de la lumière qu’ils vont dans leur désespoir jusqu’à s’assurer de leurs mains le trépas, sans se souvenir que la source de leur souffrance était cette peur elle-même, elle qui persécute la vertu, qui rompt les liens de l’amitié et qui en somme par ses conseils détruit la piété. N’a-t-on pas déjà vu souvent des hommes trahir leur patrie et leurs chers parents, dans le but d’échapper aux sombres demeures de l’Achéron ?
Car pareils aux enfants qui tremblent et s’effraient de tout dans les ténèbres aveugles, c’est en pleine lumière que nous-mêmes, parfois, nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s’épouvantent les enfants dans les ténèbres et qu’ils imaginent tout près d’eux. Ces terreurs, ces ténèbres de l’esprit, il faut donc pour les dissiper, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l’étude rationnelle de la nature.
Ce que je dirai tout d’abord, c’est que l’esprit ou, comme nous l’appelons souvent, la pensée, conseil et gouvernement de notre vie, est une partie de l’homme non moins réellement que la main, le pied et les yeux sont des parties de tout l’être vivant. En vain une foule de philosophes assurent que le sentiment et la pensée n’ont pas dans l’homme un siège particulier ; mais, disent-ils, c’est une disposition vitale du corps, appelée harmonie par les Grecs, quelque chose qui nous fait vivre et sentir : nulle résidence assignée à l’esprit ; c’est ainsi qu’on parle souvent de la santé du corps, bien que la santé ne constitue pas un organe du corps bien portant. Le sentiment et l’esprit n’auraient pas davantage un siège particulier, et voilà ce qui me paraît se perdre fort loin de la vérité.
Il arrive souvent qu’une partie visible de notre corps soit malade, tandis que la joie règne dans une autre partie cachée ; et d’ailleurs le contraire se produit à son tour un homme souffrant dans son esprit quand se réjouit tout son corps, de même qu’on peut souffrir du pied sans éprouver cependant aucune douleur à la tête.
Est-ce que dans le doux sommeil auquel nos membres s’abandonnent, lorsque allongé, privé de sentiment, notre corps repose appesanti, quelque chose en même temps ne s’agite pas en nous de mille manières ? et c’est le centre de tous les mouvements de joie comme des vaines inquiétudes du cœur.
L’âme aussi, tu vas le savoir, demeure dans nos membres et ce n’est pas l’harmonie qui donne au corps la faculté de sentir. Tout d’abord il arrive qu’après la perte d’une grande partie du corps la vie cependant se maintienne dans nos membres ; et en revanche, quelques atomes de chaleur abandonnant le corps, quelques parcelles d’air sorties par la bouche suffisent pour que la vie déserte aussitôt nos veines et fuie nos os ; à cela se reconnaît que tous les éléments du corps n’y ont pas un rôle égal et n’assurent pas également notre conservation ; mais ce sont plutôt les principes du vent et ceux de la chaleur qui veillent à maintenir la vie dans nos membres. Donc il existe une chaleur vitale, un souffle vital dans le corps même : au moment de la mort, ils se retirent de nous.
Et puisque nous avons découvert que l’esprit et l’âme sont une partie du corps, rends aux Grecs ce nom d’harmonie descendu pour les musiciens du haut de l’Hélicon ou qu’ils ont tiré je ne sais d’où pour l’appliquer à un objet qui n’avait pas encore de nom à lui. Qu’ils le gardent en tout cas ! Et toi, suis le fil de mon discours.
Je dis maintenant que l’esprit et l’âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu’une même substance ; toutefois ce qui est la tête et comme le dominateur de tout le corps, c’est ce conseil que nous appelons esprit et pensée ; lui, il se tient au centre de la poitrine. C’est là en effet que bondissent l’effroi et la peur, c’est là que la joie palpite doucement, c’est donc là le siège de l’esprit et de la pensée.
L’autre partie, l’âme, répandue par tout le corps, obéit à la volonté de l’esprit et se meut sous son impulsion. L’esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi, dans le moment où l’âme et le corps n’éprouvent aucune impression. Et de même que la tête ou l’œil peuvent éprouver une douleur particulière sans que le corps entier s’en trouve affecté, de même l’esprit peut être seul à souffrir ou à s’animer de joie pendant que le reste de l’âme disséminé à travers nos membres ne ressent plus aucune émotion. Mais une crainte particulièrement violente vient-elle à s’abattre sur l’esprit, nous voyons l’âme entière y prendre part dans nos membres : la sueur alors et la pâleur se répandent sur tout le corps, la langue bégaye, la voix s’éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, les membres défaillent, au point qu’à cette terreur de l’esprit nous voyons souvent des hommes succomber. En faut-il plus pour montrer que l’âme est unie intimement à l’esprit ? Une fois que l’esprit l’a violemment heurtée, elle frappe à son tour le corps et l’ébranle.
Les mêmes raisons avertissent que l’esprit et l’âme sont de nature corporelle : car s’ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s’effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l’esprit et de l’âme ?
Au reste l’esprit souffre avec le corps et en partage les sensations, tu le sais. La pointe d’un trait pénètre-t-elle en nous sans détruire tout à fait la vie, mais en déchirant les os et les nerfs ? Une défaillance se produit, nous nous affaissons doucement à terre ; là un trouble s’empare de l’esprit ; nous avons par instants une vague velléité de nous relever. Donc, que de substance corporelle soit formé notre esprit, il le faut, puisque les atteintes corporelles d’un trait le font souffrir.
Il y a dans l’esprit une chaleur qu’il rassemble quand, enflammé de colère, il fait briller les yeux d’un éclat plus ardent. L’esprit possède aussi ce souffle froid, compagnon de la crainte, qui met le frisson dans les membres et les fait trembler. Il possède encore la paix de l’air qui fait les cœurs tranquilles et les visages sereins. Mais c’est la chaleur qui domine chez les êtres dont les cœurs sont violents, dont l’esprit s’abandonne facilement aux échauffements de la colère. En cette espèce, la première place revient à la sauvagerie des lions, qui de leurs rugissements parfois rompent leur poitrine et ne peuvent y contenir les flots de leur fureur. Il y a plus de souffle dans l’âme froide des cerfs ; aussi les courants glacés passent-ils plus promptement dans leur chair pour provoquer le tremblement de tous leurs membres. Le bœuf a une nature où domine l’air paisible ; jamais la torche de la colore, allumée en lui, ne l’excite et ne répand de fumées qui l’aveuglent de leurs ombres noires ; jamais non plus, les traits glacés de la peur ne le traversent pour le paralyser ; il tient le milieu entre les cerfs et les lions cruels.
Ainsi en est-il de la race humaine. L’éducation peut former certains hommes et les polir uniformément ; le caractère de chacun n’en garde pas moins son empreinte première. Nos défauts, croyons-le, ne peuvent être si bien extirpés, que l’un ne reste toujours sur la pente qui fait glisser à la colère, que l’autre ne se tourmente trop vite de crainte, qu’un troisième n’ait trop de facilité à s’accommoder des choses. En bien d’autres points, des différences distinguent fatalement les divers tempéraments, avec les mœurs qu’ils engendrent ; je ne puis en exposer maintenant les raisons secrètes, ni trouver des noms pour tant d’éléments et de figures, principes de cette diversité. Il est une évidence que je puis cependant proclamer, c’est que les traces du naturel premier, que la raison est incapable d’effacer, s’atténuent cependant au point que rien ne peut nous empêcher de mener une vie digne des dieux.
L’âme ainsi faite est enveloppée dans le corps tout entier, elle en est la gardienne, elle en assure le salut, car tous deux tiennent à des racines qui les unissent et l’on ne peut les séparer sans les détruire. Aux grains d’encens arracherait-on leur parfum sans que la substance n’en périsse ? La substance de l’esprit et de l’âme ne saurait être soustraite au corps sans que l’ensemble se dissolve. Leurs principes se trouvent dés l’origine si enchevêtrés entre eux qu’ils leur font un destin commun. Il ne semble pas que chacun puisse se passer du secours de l’autre, corps et âme n’ont pas le pouvoir de sentir isolément ; c’est leur réunion et la communauté de leurs mouvements qui allument en nous et entretiennent en tous nos organes la flamme de sensibilité.
Le corps ne peut par sa vertu propre naître ni grandir, ni durer au delà de la mort. L’eau peut bien perdre la chaleur qu’elle a reçue, sans que cet accident la détruise ; elle reste intacte ; tandis que le retrait de l’âme est fatal aux membres qu’elle abandonne : privés d’elle, leur bouleversement est total, ils périssent et tombent pourris. Dès le commencement de leur âge, exercés à former ensemble les mouvements de la vie, corps et âme vivent si étroitement unis que dans le corps même et le ventre de la mère, les deux substances ne se peuvent séparer sans périr. Tu le vois donc, deux existences aussi intimement liées pour leur conservation le sont aussi dans leur nature.
Refuser au corps la faculté de sentir et croire que l’âme répandue dans tout le corps entre seule dans ce mouvement que nous appelons sensibilité, c’est vouloir lutter contre l’évidence de la vérité. Qui expliquera la sensibilité du corps, sinon les faits eux-mêmes qui nous en donnent de claires raisons ? Mais privé de l’âme, dira-t-on, le corps n’a plus aucun sentiment : sans doute ; il a perdu au cours de la vie maintes choses qui ne lui appartenaient pas en propre, il en perd bien d’autres lorsqu’il est chassé d’entre les vivants.
Et prétendre que les yeux n’ont le pouvoir de rien voir, mais qu’ils sont comme une porte par laquelle l’esprit regarde, il est difficile de le soutenir, et le sens même de la vue fait penser le contraire ; il nous contraint en effet de rapporter la vue à l’organe même, surtout si nous réfléchissons que souvent nous ne pouvons voir une lumière trop vive et que son éclat blesse nos yeux. Rien de pareil avec une porte, n’est-ce pas ? Jamais celle par laquelle nous regardons n’éprouve la moindre douleur à être ouverte. Au reste, si nos yeux étaient des portes pour notre âme, qu’on les enlève, et l’esprit, débarrassé de ces montants, n’en devrait voir que mieux.
Ici, ne va pas suivre le sage Démocrite qui accouple les principes du corps et de l’âme en les faisant alterner et en entrelaçant le tissu qui les compose. Tout d’abord, les éléments de l’âme sont beaucoup plus petits que ceux de notre corps, ils sont aussi moins nombreux, dispersés à travers tous les membres. Tout ce qu’on peut donc avancer, c’est cette proposition : aussi petits que sont les corpuscules dont le choc peut exciter en nous les mouvements de la sensibilité, aussi grands sont les intervalles qui séparent les corps premiers de l’âme. Nous ne sentons point en effet la poussière qui s’attache à notre corps, ni le fard appliqué sur notre peau, ni le brouillard de la nuit, ni la toile d’araignée quand son fin réseau nous prend dans notre marche, ni encore la dépouille flétrie que l’insecte laisse tomber sur notre tête, ni les plumes des oiseaux, ni les flocons aériens du chardon dont l’extrême légèreté suspend la chute, ni les bestioles qui courent sur notre peau, ni enfin l’empreinte distincte des pattes que promènent sur nous moucherons et autres petites bêtes. Il faut exciter en nous bien des éléments corporels avant qu’atteints par l’agitation, les éléments de l’âme mêlés au corps dans tous nos membres soient capables, malgré leurs intervalles, de se rencontrer et heurter, pour tour à tour s’unir et se repousser.
Et c’est l’esprit surtout qui tient fermées les portes de la vie ; il est, plus que l’âme, notre maître. Sans l’esprit, en effet, et sans la pensée, aucune parcelle de l’âme ne peut s’arrêter un moment dans nos membres ; elle les suit, compagne fidèle, dans leur fuite, et se dissipe avec eux dans les airs, en abandonnant le corps à la glace de la mort. L’homme au contraire demeure en vie, à qui l’esprit reste, quand bien même son corps mutilé perdrait ses membres ; l’âme a beau lui être enlevée de ses membres, il vit encore, il respire les souffles éthérés qui entretiennent la vie. Privé sinon de l’âme tout entière, au moins d’une bonne part, il s’attarde pourtant dans la vie, il ne parvient pas à s’en détacher. Imaginons un oeil déchiré tout autour, mais la pupille intacte : la faculté de voir garde toute sa vigueur, du moment que le globe de l’œil n’a pas été endommagé et que la pupille ne se trouve pas isolée par la blessure ; car alors la perte serait totale.
Au contraire, que la minuscule partie centrale de l’œil soit mise à mal, le reste du globe gardât-il son intégrité et son éclat, aussitôt la lumière s’éteint et fait place aux ténèbres. Telles sont les lois par lesquelles âme et esprit sont tenus pour toujours enchaînés.
Et maintenant, il faut que tu saches que chez les êtres vivants, esprits et âmes fragiles connaissent la naissance et la mort ; ces vérités, conquêtes d’un doux labeur, je continue à les exposer en un poème que je voudrais digne de toi. Mais toi, comprends désormais l’une et l’autre substance sous un même nom ; si, parlant de l’âme, j’enseigne qu’elle est mortelle, sache que je l’entends aussi de l’esprit, puisque tous les deux se tiennent dans une indissoluble unité.
Enfin lorsqu’un homme se trouve en puissance d’un vin généreux, dont la chaleur se répand partout dans ses veines, on voit ses membres s’alourdir, l’embarras de ses jambes qui vacillent ; sa langue est engourdie, son intelligence est noyée, ses yeux flottants ; voici des cris, des hoquets, des injures, enfin toutes les tristes suites de l’ivresse. Pourquoi tout cela ? sinon parce que l’ardente force du vin est capable de troubler l’âme à l’intérieur même du corps ? Or tout être susceptible de trouble et de paralysie laisse assez voir que si une cause plus puissante l’atteignait, il devrait périr et renoncer à l’existence.
Pourquoi enfin la colère et la violence sont-elles toujours attachées à la race cruelle des lions, la ruse à celle des renards ? Pourquoi l’instinct de fuir se transmet-il des pères aux enfants chez les cerfs, qu’une timidité native fait trembler de tous leurs membres ? Et pourquoi tous les héritages de cette sorte se reçoivent-ils dès le plu jeune âge dans l’organisme et dans le caractère de chacun, sinon parce que dans chaque germe, dans chaque espèce, à chaque corps est jointe une âme qui croît avec lui ? Si cette âme était immortelle et passait de corps en corps, les mœurs des animaux se confondraient ; un chien de race hyrcanienne fuirait l’attaque et les bois du cerf, l’épervier dans les airs tremblerait en s’envolant à l’approche de la colombe, l’homme perdrait sa raison et les bêtes féroces auraient la sagesse.
Et toi, tu hésiteras, tu t’indigneras de mourir ? Tu as beau vivre et jouir de la vue, ta vie n’est qu’une mort, toi qui en gaspilles la plus grande part dans le sommeil et dors tout éveillé, toi que hantent les songes, toi qui subis le tourment de mille maux sans parvenir jamais à en démêler la cause, et qui flottes et titubes, dans l’ivresse des erreurs qui t’égarent.
Enfin pourquoi trembler si fort dans les alarmes ? Quel amour déréglé de vivre nous impose ce joug ? Certaine et toute proche, la fin de la vie est là ; l’heure fatale est fixée, nous n’échapperons pas. D’ailleurs nous tournons sans cesse dans le même cercle ; nous n’en sortons pas ; nous aurions beau prolonger notre vie, nous découvririons pas de nouveaux plaisirs. Mais le bien nous n’avons pu atteindre encore nous paraît supérieur à tout le reste ; à peine est-il à nous, c’est pour en désirer un nouveau et c’est ainsi que la même soif de la vie nous tient en haleine jusqu’au bout. Et puis nous sommes incertains de ce que l’avenir nous réserve, des hasards de la fortune et de la fin qui nous menace.
Mais pourquoi donc vouloir plus longue vie ? qu’en serait-il retranché du temps qui appartient à la mort ? Nous ne pourrions rien en distraire qui diminuât la durée de notre néant. Ainsi tu aurais beau vivre assez pour enterrer autant de générations qu’il te plairait : la mort toujours t’attendra, la mort éternelle, et le néant sera égal pour celui qui a fini de vivre aujourd’hui ou pour celui qui est mort il y a des mois et des années.