Présentation du témoin – Marc Bloch

Ces pages seront-elles jamais publiées ? Je ne sais. Il est probable, en tout cas, que, de longtemps, elles ne pourront être connues, sinon sous le manteau, en dehors de mon entourage immédiat. Je me suis cependant décidé à les écrire.

L’effort sera rude : combien il me semblerait plus commode de céder aux conseils de la fatigue et du découragement ! Mais un témoignage ne vaut que fixé dans sa première fraîcheur et je ne puis me persuader que celui-ci doive être tout à fait inutile. Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. Alors les dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes, qu’autour du plus atroce effondrement de notre histoire commencent, dès maintenant, à accumuler tantôt l’ignorance et tantôt la mauvaise foi, se lèveront peu à peu ; et, peut-être les chercheurs occupés à les percer trouveront-ils quelque profit à feuilleter, s’ils le savent découvrir, ce procès-verbal de l’an 1940.

*

Je n’écris pas ici mes souvenirs. Les petites aventures personnelles d’un soldat, parmi beaucoup, importent, en ce moment, assez peu et nous avons d’autres soucis que de rechercher le chatouillement du pittoresque ou de l’humour. Mais un témoin a besoin d’un état civil. Avant même de faire le point de ce que j’ai pu voir, il convient de dire avec quels yeux l’ai vu.

Écrire et enseigner l’histoire : tel est, depuis tantôt trente-quatre ans, mon métier. Il m’a amené à feuilleter beaucoup de documents d’âges divers, pour y faire, de mon mieux, le tri du vrai et du faux ; à beaucoup regarder et observer, aussi. Car j’ai toujours pensé qu’un historien a pour premier devoir, comme disait mon maître Pirenne, de s’intéresser « à la vie ». L’attention particulière que j’ai accordée, dans mes travaux, aux choses rurales a achevé de me convaincre que, sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé ; à l’historien des campagnes, de bons yeux pour contempler la forme des champs ne sont pas moins indispensables qu’une certaine aptitude à déchiffrer de vieux grimoires. Ce sont ces mêmes habitudes de critique, d’observation et, j’espère, d’honnêteté, que j’ai essayé d’appliquer à l’étude des tragiques événements dont je me suis trouvé un très modeste acteur.

La profession que j’ai choisie passe, ordinairement, pour des moins aventureuses. Mais mon destin, commun, sur ce point, avec celui de presque toute ma génération, m’a jeté, par deux fois, à vingt et un ans d’intervalle, hors de ces paisibles chemins. Il m’a, en outre, procuré, sur les différents aspects de la nation en armes, une expérience d’une étendue, je crois, assez exceptionnelle. J’ai fait deux guerres. J’ai commencé la première au mois d’août 1914, comme sergent d’infanterie : en pleine troupe, par conséquent, et presque au niveau du simple soldat. Je l’ai continuée, successivement, comme chef de section, comme officier de renseignements, attaché à un état-major de régiment, enfin, avec le grade de capitaine, dans les fonctions d’adjoint à mon chef de corps. Ma seconde guerre, j’en ai vécu la plus grande partie à l’autre extrémité de l’échelle, dans un état-major d’armée, en relations fréquentes p.23 avec le G.Q.G. Tranchant à travers les institutions et les milieux humains, la coupe, on le voit, n’a pas manqué de variété.

Je suis juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de « métèque ». Je leur répondrai, sans plus, que mon arrière-grand-père fut soldat en 93 ; que mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégé ; que mes deux oncles et lui quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion au IIe Reich ; que j’ai été élevé dans le culte de ces traditions patriotiques, dont les Israélites de l’exode alsacien furent toujours les plus fervents mainteneurs ; que la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux.

Un jeune officier me disait, alors que nous devisions sur le pas d’une porte, dans Malo-les-Bains bombardé : « Cette guerre m’a appris beaucoup de choses. Celle-ci entre autres : qu’il y a des militaires de profession qui ne seront jamais des guerriers ; p.24 des civils, au contraire, qui, par nature, sont des guerriers. » Et il ajoutait : « Je ne m’en serais, je vous l’avoue, jamais douté avant le 10 mai : vous, vous êtes un guerrier. » La formule peut paraître naïve. Je ne la crois pas tout à fait fausse ; ni dans ses applications générales ni même, si je m’interroge avec sincérité, quant à ce qui me touche personnellement. Un médecin de l’armée, qui fut mon compagnon au 4e bureau de l’état-major, aimait à me persifler gentiment en m’accusant, moi vieux professeur, « d’avoir plus que personne l’esprit militaire » : ce qui, d’ailleurs, signifiait tout bonnement, j’imagine, que j’ai toujours eu le goût de l’ordre dans le commandement. Je suis revenu de la précédente guerre avec quatre citations ; je ne pense pas me tromper en supposant que, si l’entrée inopinée des Allemands à Rennes n’avait arrêté net les propositions de la Ire Armée, je n’aurais pas regagné mes foyers, après cette guerre-ci, sans un ruban de plus sur ma vareuse. En 1915, après une convalescence, j’ai rejoint le front avant mon tour, comme volontaire. En 1939, je me suis laissé maintenir en activité, malgré mon âge et mes six enfants, qui m’avaient, depuis longtemps, donné le droit de pendre au clou mon uniforme. De ces faits et de ces témoignages, je ne tire nulle vanité : j’ai, pour cela, vu trop de braves et humbles gens accomplir leur devoir, sans emphase, beaucoup mieux que moi et dans des conditions beaucoup plus difficiles. Simplement, si le lecteur, tout à l’heure, devant certains propos d’une franchise un peu rude, se sentait tenté de crier au parti pris, je lui demande de se souvenir que cet observateur, ennemi d’une molle indulgence, ne servit pas contre son gré et ne fut point, par ses chefs, ou ses camarades, jugé un trop mauvais soldat.

Voici, maintenant, l’exact bilan de ce qu’il m’a été donné de faire et, par conséquent, de voir, dans la dernière guerre….