Mettons qu’en matière d’existence l’optimisme l’emporte presque toujours sur la sagesse du néant.
Extrait de Monsieur Malaussène de Daniel Pennac
(…)
– Mais, me diras-tu, père, puisque vous semblez d’une complexion à ce point pessimiste, puis-que vous êtes vous-même le rescapé, sans doute provisoire, d’une série tragique, pourquoi, pourquoi donnâtes-vous le feu vert au petit spermato et à son baluchon génétique ? Comment veux-tu que je te réponde ? Le monde entier gît dans cette question. Mettons qu’en matière d’existence l’optimisme l’emporte presque toujours sur la sagesse du néant. C’est un des secrets de notre espèce, la mieux renseignée du monde, pourtant.
Et puis… et puis nous ne sommes jamais seuls à décider. Tu n’imagines pas le nombre d’intervenants au grand colloque de la vie ! Il y a eu Julie, ta mère, bien sûr, l’oeil de ta mère, l’appétit dans l’œil de ta mère. Il y a eu le plébiscite familial, orchestré par Jérémy et le Petit : « Un p’tit frère ! un p’tit frère ! Une p’tite sœur ! une p’tite sœur ! Un bébé ! un bébé ! »%%% Et les encouragements des amis : Amar, Yasmina, Loussa, Theo, Marty, Cissou… en français,en franglais, en chinois et en arabe, s’il te plait : « wdwa ! wdwa ! », « radae ! radae ! », à croire que tu es le produit d’un conseil d’administration multinational !%%% Tous les sexes et toutes les tendances y ont fait « entendre leur différence » comme on dit aujourd’hui.
La reine Zabo elle-même, ma patronne aux éditions du Talion, ce fruit sec, y est allée de sa petite suggestion : « Etes-vous capable d’écrire, Malaussène ? Non, hein ? Evidemment non … alors faites donc dans le potelé, un bébé par exemple, ce serait joli, un beau bébé ! »
Et Théo, l’ami Théo, qui n’a jamais aimé que les blonds : « Tu devrais savoir Benjamin, que le drame d’une tante c’est de jamais se réveiller mère. Sois un frère, fais-moi un petit neveu. »
Et Berthold, le chirurgien Berthold à qui je dois ma seconde vie : « Je vous ai ressuscité Malaussène, vous me devez bien un petit coup procréatif, merde ! Allez au boulot ! Arrêtez de tirer à blanc ! Engagez une balle dans le canon ! »
Mais, celui qui a emporté le morceau, ce fut Stojil, ton oncle Stojiloviç que tu ne connaîtras pas – et c’est le premier malheur de ton existence à venir. Je suis allé le voir dans sa cellule, deux jours avant sa mort. Il était un peu amaigri, mais j’ai pensé que c’était la faute à Virgile… tous ces va-et-vient entre le latin et le cyrillique… Il avait les traits tirés et des dictionnaires partout. Il s’est accordé une récré. Nous avons deplié notre echiquier, mis les pièces en place… Il a tiré les blancs, et nous avons commencé à jouer. Je te reproduis mot pour mot notre conversation.
Lui : … (e2 – e4)
Moi : … (e7 – e5)
Lui : … (allume sa gitane)
Moi : Julie veut un enfant …
Lui : … (Cavalier f3)
Moi : … (Cavalier c7)
Lui : Tu aimes l’Australie ?
Mol : L’Australie ?
Lui : … (le Fou en c4)
Moi : … (le menton dans la main)
Lui : Le bush, le désert australien, tu aimes ?
Moi : Connais pas
Lui : Alors, documente-toi très vite. Seul le bush australien est assez profond pour fuir une femme qui veut un enfant de toi. Et encore…
Moi : … (f7 – f6)
Lui : … (réflexion)
Moi : … (méditation)
Voilà : tu viendras au monde et je n’entendrai plus jamais la voix de Stojilkoviç. Si basse, la voix de l’oncle Stojil, c’était Big Ben dans notre brouillard intime. Un phare sonore. Une corne de déprime. Ca montait de si profond, Ca comblait si pleinement notre espace, nous n’avions plus peur de nos ombres… Plus de Stojil.
Il m’a dit :
– Suis mon conseil, c’est le dernier. Laisse-faire Julie.
Et de m’annoncer sans broncher qu’il arrivait en fin de parcours.
– Les poumons.
Et il s’est mis à mourir doucement, la clope au bec, penché sur ses dicos
Oncle Stojil, ai-je dit assez stupidement, Stojil, Stojil, tu m’avais pourtant jure que tu étais immortel
Lui : C’est vrai, mais je ne t’ai jamais juré que j’étais infaillible
Moi : …
Lui : …
Moi : …
Lui : D’ailleurs, je ne meurs pas, je roque.
Voilà, tu n’es pas le produit du spermato véloce et du vorace ovule ; tu es né de cette dernière visite à mon oncle Stojil.
Qui était l’honneur de la vie.