Le refus global – P-E. Borduas

D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec des assoiffés d ‘un mieux-être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.

L’épouvante de la troisième guerre sera décisive. L’heure H du sacrifice total nous frôle. Déjà les rats européens tentent un pont de fuite éperdue sur I’Atlantique. Les événements déferleront sur les voraces, les repus, les luxueux, les calmes, les aveugles, les sourds. Ils seront culbutés sans merci. Un nouvel espoir collectif naîtra. Déjà il exige l’ardeur des lucidités exceptionnelles, l’union anonyme dans la foi retrouvée en l’avenir, en la collectivité future. Le magique butin magiquement conquis à l’inconnu attend à pied d’oeuvre. Il fut rassemble par tous les vrais poètes.

Son pouvoir transformant se mesure à la violence exercée contre lui, à sa résistance ensuite aux tentatives d’utilisation (après plus de deux siècles, Sade reste introuvable en librairie, Isidore Ducasse, depuis plus d’un siècle qu’il est mort, de révolutions, de carnages, malgré l’habitude du cloaque actuel reste trop viril pour les molles consciences contemporaines).

Tous les objets du trésor se révèlent inviolables par notre société. Ils demeurent l’incorruptible réserve sensible de demain. Ils furent ordonnés spontanément hors et contre la civilisation. Ils attendent pour devenir actifs (sur la plan social) le dégagement des nécessités actuelles.

D’ici là notre devoir est simple.

Rompre definitivement avec toutes les habitudes de la societe, se desolidariser de son esprit utilitaire.
Refus d’etre sciemment au-dessous de nos possibilites psychiques et physiques.
Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement
Refus de se taire, – faites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devez nous entendre -refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti) : stigmates de la nuisance, de l’inconscience, de la servilité. Refus de servir, d’être utilisable pour de telles fins.
Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la RAISON. A bas toutes deux, au second rang !

PLACE A LA MAGIE !
PLACE AUX MYSTÈRES OBJECTIFS !
PLACE A L’AMOUR!
PLACE AUX NÉCESSITÉS !

Là, le succès éclate !

Hier, nous étions seuls et indécis.
Aujourd’hui un groupe existe aux ramifications profondes et courageuses, déjà elles débordent les frontières. Un magnifique devoir nous incombe aussi : conserver le précieux trésor qui nous échoit. Lui aussi est dans la lignée de I’histoire. Objets tangibles, ils requièrent une relation constamment renouvelée, confrontée, remise en question. Relation impalpable, exigeante qui demande les forces vives de I’action.
Ce trésor est la réserve poétique, le renouvellement émotif où puiseront les siècles à venir.
Que ceux tentes par l’ aventure se joignent à nous. Au terme imaginable, nous entrevoyons I’homme libéré de ses chaines inutiles, réaliser dans l’ ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels.

D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec des assoiffés d ‘un mieux-être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.

P-E. Borduas, 1948 ”Peintre et écrivain, Paul-Émile Borduas travaille d’abord à la décoration d’églises. Il participe ainsi à Paris aux ateliers d’art sacré de Maurice Denis, puis se tourne vers la peinture d’inspiration surréaliste et forme le groupe des automatistes. Enseignant à l’École du meuble de Montréal, il est renvoyé à la suite de la publication de Refus global (1948), manifeste de son groupe, auquel il avait contribué avec trois textes : Refus global, Commentaires sur des mots courants et En regard du surréalisme actuel. Ce manifeste critique autant les institutions conservatrices du Canada et la hiérarchie catholique du Québec que le marxisme et les abus du surréalisme. En 1949, Borduas développe ces idées dans un texte autobiographique intitulé Projections libérantes. Il s’exile à New York en 1953, puis à Paris où il continue son oeuvre picturale avec l’aide de son ami Tristan Tzara. La personnalité de Paul-Émile Borduas a fortement marqué la société artistique du Québec, inaugurant par ses critiques farouches des institutions politiques et religieuses de son époque un nouveau mode de pensée.”