Le Demon (extrait) – Hubert Selby Jr.

Où l’on découvre qu’il y a plusieurs formes de littératures coup de poing chez Selby.

Ceux qui ont adoré Last Exit To Brooklyn y retrouveront un Selby mordant, noir, cynique et provocateur.
Ceux qui reprochent à Last Exit sa brutalité y découvriront une écriture tout en tension sous-jacente et en subtilité, mais non moins audacieuse et efficace.

Quant à ceux qui approcheront Selby pour la première fois, ils seront sans doute désorientés par cette chronique du quotidien de Harry White, jeune cadre new-yorkais brillant dont l’équilibre est progressivement menacé par un démon intérieur. À la fois ravis et dégoûtés, tout comme Harry lui-même, ils seront entraînés à sa suite dans une spirale enivrante et monstrueuse où il est question de sexe, de pouvoir et de défi, et où la mort est envisagée dans son rapport dialectique avec la délivrance. Le Démon est un roman qui oblige à se remettre en question. –Sana Wauters

Harry fut surpris de constater qu’ils étaient restés chastes si longtemps. Six et six font douze. Mais ça fait trois mois ça ! Et trois mois, ça fait un sacré bout de temps. Ca lui paraissait impossible, et pourtant c’est ce qui était arrivé. Incroyable comme le temps passe vite.

Et pendant cette période, il n’avait pas une seule fois éproué le besoin de partir de son côté pour aller flâner dans les rues et les magasins à l’heure du repas. Depuis que Linda avait cessé de travailler, il dejeunait tous les jours en compagnie de Wentworth et/ou d’autres dirigeants de la société dqns le genre de restaurants dont il avait toujours rêvé, et qui étaient l’un de ses buts dans l’existence. Il aimait poser sa carte de crédit sus l’addition d’un air nonchalant ; il aimait la compagnie de ces hommes, non seulement parce qu’ils étaient le symbole mêm de la réussite, mais parce qu’il savait qu’avec eux, il retournerait au bureau dès la fin du repas. Il n’avait pas besoin de se tenir sur ses gardes.
(…)
Son travail, dans le cadre des nouvelles activités de la société, marchait comme sur des roulettes , et, depuis des mois, il rentrait chew lui à l’heure pour dîner. Parfois, lorsque d’importants représentants d’une firme étrangère venaient à New York pour entamer des discussion et/ou des négociations, il accompagnait Wentworth et les gens du service relation publiques, mais, dès la fin des discussion d’affaires, il s’en allait sans participer aux activités sociales. Il s’arrangeait aussi pour ne manger que légèrement, afin de pouvoir souper avec Linda en rentrant chez lui.

Il comptait bien procéder ainsi une fois encore le jour où ils reçurent deux représentants d’une entreprise belge de dimension internationale. Wentworth était passé maître dans l’art de recevoir, et, comme toujours, le restaurant qu’il avait choisi était élégant, et les femmes, fascinantes, sans être voyantes ; et Harry jouissait sans arrière-pensées du sentiment de bien-être et de securité qui s’emparait de lui. Il savait qu’il n’avait nul besoin de se tenir sur ses gardes, et il mangea sans se presser, appréciant chaque mets, et, quand Wentworth suggéra de poursuivre la soirée dans la suite qu’il avait reservée, il suivit le groupe

Il but un verre ou deux; se mêla à la conversation, échangeant des plaisanteries avec les autres, et invita même Marion à danser. Il appréciait sa compagnie, mais n’avait nullement l’intention de coucher avec elle. Il allait rester quelques instants encore pour s’assurer que la réception prenait bien la tournure voulue, et pour éviter de laisser une des filles faire tapisserie, puis il rentrerait chez lui.

                                                                          Il se retrouva bientôt seul avec Marion et haussant mentalement les épaules en se disant : Après tout, ça n’fera de mal à personne. Une heure plus tard il quittait l’hôtel, après avoir soigneusement vérifié qu’il n’avait pas de marques de rouge à lèvres sur lui ou sur ses vêtements.

Le lendemain matin, il ouvrit les yeux avant d’avoir entendu la sonnerie du réveil et se coucha en chien de fusil, sentant qu’il se recroquevillait intérieurement. Derrière lui, il entendait le souffle régulier de Linda, et il aurait voulu se retourner pour voir si elle le regardait, mais il eut peur de le faire. En restant au lit, il avait curieusement le sentiment d’étaler sa faute au grand jour : il avait l’impression de pleurer interieurement et éprouvait le besoin de dire et de répéter : je te demande pardon. Il voulait se lever et aller prendre une douche, mais il pensa qu’il était préférable d’attendre que la sonnerie du réveil eût retenti. C’est toujours ce qu’il faisait le matin. Du moins, pour autant qu’il pût s’en souvenir. Comment pouvait-il ignorer ce qu’il faisait tous les matins ? C’était ridicule. JE TE DEMANDE PARDON. JE TE DEMANDE PARDON. Et ce putain de réveil qui ne ce décidait pas à sonner ! … Bon Dieu, et mon estomac qui déconne. J’ai l’impression d’avoir un creux dedans, et ça grouille. Mais qu’est-ce qui se passe bon sang ? C’est dingue de se mettre subitement dans un état pareil. Mais sonne donc, nom de Dieu !…

                                                                          et les secondes s’égrenèrent lentement jusqu’au moment où la sonnerie du réveil retentit enfin, et il se leva et alla rapidement à la salle de bain pour prendre sa douche. L’eau eut sur lui un effet apaisant, et il se sentit un peu mieux ; il resta sous la douche beaucoup plus longtemps que d’habitude, fixant la paroi de verre dépoli, mais il lui fallut finalement renoncer aux sentiments de réconfort et de sécurité qu’elle lui procurait.

Pendant le petit déjeuner, il se sentit agité et nerveux et incapable de regarder Linda en face. Dieu merci, le bébé eut la bonne idée de faire des caprices ce matin-là si bien que Linda ne put lui adresser que quelques mots par-dessus son épaule entre deux allées et venues dans la cuisine. Il avala son petit déjeuner rapidement ; pas trop tout de même, pour qu’elle ne remarquât rien. En réalité il n’eut pas à se forcer pour ne pas manger trop vite, car la seule vue de la nourriture lui levait le coeur ; il devait se faire violence pour porter la fourchette à sa bouche, mâcher, puis avaler à grand-peine, et il faisait de gros efforts pour ne pas vomir, tout en étudiant les dessins au fond de son assiette. Lorsqu’il eut enfin termin, il mit sa veste et parvint à embrasser Linda sur la joue avant de quitter la maison.

(…)Et l’atroce, l’interminable trajet jusqu’au bureu, et l’ascenseur qui n’en finit pas de monter, et la longue marche jusqu’à la sécurité du bureau sanctuaire dont la porte se referme enfin sur vous, et vous vous prenez la tête dans les mains, et puis vous serrez les dents et les poings, et vous faites un effort désespéré pour vous mettre au travail, et alors, le soulagement tant souhaité envahit tout votre être, jusqu’aux replis les plus profonds de votre conscience, et la journée reprend enfin un cours normal.

Et puis soudain, le silence qui vous entoure, et qui vous force à lever le tête, et vous vous apercevez que les bureaux sont presque déserts. C’est l’heure, mais Dieu merci, vous vous trouvez quelque chose à faire, quelque chose qui ne peut attendre. J’vais rester quelques instants encore. Inutile de téléphoner pour la prévenir. Travailler. Travailler! Travailler !!!! Et pour finir, un bref coup de téléphone ; après quoi, il n’est plus question de jouer à cache-cache avec le temps ; l’heure est venue de mettre de l’ordre sur le bureau et de rentrer à contrecoeur.

Bon Dieu, est-ce que j’ai vérifié qu’il n’y avait rien sur mes vêtements ? J’ai du le faire. Sûrement. J’l’ai fait. J’en suis certain. Le bébé qui fait ses dents – merci mon Dieu -, une émission idiote à la télévision, et deux êtres fatigués qui restent assis à bavarder un moment peu importe de quoi, pourvu que le temps passe … passe …

                                                                                     et puis, le sommeil misericordieux. Et l’oubli. Encore une histoire ancienne…

(…)Le lendemain matin, et ces saloperies de remords, et ce sentiment de culpabilité qui torturent votre corps couvert de sueur et accablent votre esprit sans qu’on puisse jamais les identifier clairement parce que vous les refoulez, vous les rejetez au tréfond de vos entrailles pour qu’ils s’y noient, se perdent dans autre chose, n’importe quoi, pourvu qu’on n’ait pas à les regarder en face, à les reconnaître et à les accepter pour ce qu’ils sont. Saint Vierge, faites que cela n’arrive pas. Ne me laissez pas seul face à la vérité. Au nom du ciel, qu’en ferais-je ??? Qu’y ferais-je ?? Non, faites qu’ils restent sans nom, pour qu’il ne soit nul besoin d’en rechercher les causes. Faites qu’ils répondent au nom de “souffrance”. Il suffira. Ne cherchons pas à les exposer au grand jour pour trouver la vérité. Je vous en prie. Je ne saurais qu’en faire. Je ne saurais vraiment pas …  

Hubert Selby, Jr. (23 juillet 192826 avril 2004) est un auteur américain. Né à Brooklyn, Selby quitte l’école à l’âge de 15 ans pour s’engager dans la marine marchande. Affaibli physiquement par la tuberculose, il perd une partie de son poumon à 18 ans et est renvoyé chez lui. Son espérance de vie semble alors très limitée.

Lors de la décennie suivante, Selby est cloué au lit et fréquemment hospitalisé (1946-1950) à la suite de diverses infections du poumon. Incapable de suivre une vie normale à cause de ses problèmes de santé, Selby dira : « Je connais l’alphabet. Peut-être que je pourrais être écrivain. ».

Son premier roman, Last Exit to Brooklyn, une collection d’histoires partageant un décor commun, Brooklyn, entraîna une forte controverse lorsqu’il fut publié en 1964. Il fut l’objet d’un procès pour obscénité en Angleterre, interdit de traduction en Italie, et interdit à la vente aux mineurs dans plusieurs Etats d’Amérique. Son éditeur, Grove Press, exploita cette controverse pour la campagne de promotion du livre, qui se vendit aux alentours de 750 000 exemplaires la première année. Il fut également traduit en douze langues.

Son écriture est très rythmée et très rapide, notamment du fait d’une syntaxe très abrupte et d’une ponctuation délibérément lacunaire, dans la continuité des expériences stylistiques de Faulkner aux États-Unis, de Beckett ou Guyotat en France. Par exemple, dans certains dialogues, plusieurs personnes peuvent prendre la parole sans qu’on puisse y trouver un seul tiret ni un seul point.

Après la publication de Last Exit to Brooklyn, Selby devient dépendant à l’héroïne, un problème qui le conduira finalement en prison. Après sa sortie de prison, il déménage pour Los Angeles et se débarrasse de cette mauvaise habitude.

Selby a été marié trois fois et a eu quatre enfants. Plus récemment, Last Exit to Brooklyn (1989 de Uli Edel) et Requiem for a Dream (2000 de Darren Aronofsky) ont été adaptés au cinéma. En 1999, le réalisateur français Ludovic Cantais lui a consacré un documentaire intitulé Hubert Selby Jr, 2 ou 3 choses….

Il est mort le 26 avril 2004 à Los Angeles d’une maladie pulmonaire chronique.

Publications [modifier]

  • Last Exit to Brooklyn, 1964.
  • La Geôle (The Room), 1971.
  • Le Démon (The Demon), 1976.
  • Retour à Brooklyn (Requiem for a Dream), 1978.
  • Chanson de la Neige Silencieuse (Songs of the Silent Snow), 1986.
  • Le Saule (The Willow Tree), 1998.
  • Waiting Period, 2002 (trad. fr., Flammarion, 2005).