Robinson et sa caverne – Michel Tournier

Le calme le plus absolu régnait autour de lui. Il savait que le soleil était en train de baisser à l’horizon. Or l’ouverture de la grotte était ainsi placée qu’à un certain moment les rayons du soleil couchant se trouveraient exactement dans l’axe du tunnel. Pendant une seconde, la grotte allait être éclairée jusqu’au fond. C’est ce qui se produisit en effet, pendant la durée d’un éclair. Mais c’en était assez pour que Robinson sût que sa première journée s’achevait.

Il s’endormit, mangea une galette, dormit encore, but du lait. Et tout à coup l’éclair se produisit à nouveau. Vingt-quatre heures s’étaient écoulées, mais pour Robinson elles avaient passé comme un rêve. Il commençait à perdre la notion du temps. Les vingt-quatre heures suivantes passèrent encore plus vite, et Robinson ne savait plus s’il dormait ou s’il demeurait éveillé.

Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. Il n’eut pas à tâtonner longtemps pour trouver ce qu’il cherchait : l’orifice d’une cheminée verticale et fort étroite. Il fit aussitôt quelques tentatives pour s’y laisser glisser. Les parois du boyau étaient lisses comme de la chair, mais le trou était si étroit qu’il y demeurait prisonnier à mi-corps. Alors il eut l’idée d’enlever tous ses vêtements et de se frotter tout le corps avec le lait caillé qui restait au fond du pichet. Puis il plongea tête la première dans le goulot, et, cette fois, il glissa lentement mais régulièrement, comme une grenouille dans le gosier du serpent qui l’avale.

Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s’y installa, recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu’il s’endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L’obscurité était devenue blanche autour de lui ! Il n’y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir ! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à sa maman. Il se croyait dans les bras de sa maman qui le berçait en chantonnant. Son père était un homme petit et maladif, mais sa mère était une grande femme, forte et calme, qui ne se fâchait jamais, mais qui devinait toujours la vérité rien qu’à regarder ses enfants.

Un jour qu’elle était au premier étage avec tous ses enfants et que le père était absent, le feu se déclara dans le magasin du rez-de-chaussée. La maison était très vieille et toute en bois, et le feu s’y propagea avec une vitesse effrayante. Le petit drapier était revenu en hâte, et il se lamentait et courait en tous sens dans la rue en voyant brûler sa maison avec sa femme et ses enfants. Tout à coup, il vit son épouse sortir tranquillement d’un torrent de flammes et de fumée avec tous ses enfants quelle portait sur ses épaules, dans ses bras, sur son dos, pendus à son tablier. C’était ainsi que Robinson la revoyait au fond de son trou, comme un arbre pliant sous le poids de tous ses fruits. Ou alors, c’était le soir de la fête des Rois. Elle pétrissait la pâte dans laquelle était cachée la fève qui désignerait le roi de la fête le lendemain. Il semblait à Robinson que toute l’île de Speranza était un immense gâteau et qu’il était lui-même la petite fève cachée au fond de la croûte.

Il comprit qu’il fallait qu’il sorte de son trou s’il ne voulait pas y rester à tout jamais. II s’en arracha avec peine et se hissa par le goulot. Parvenu au fond de la grotte il retrouva à tâtons ses vêtements qu’il roula en boule sous son bras sans prendre le temps de se rhabiller. Il était inquiet parce que l’obscurité blanche persistait autour de lui. Serait-il devenu aveugle? Il avançait en chancelant vers la sortie quand tout à coup la lumière du soleil le frappa en pleine figure. C’était l’heure la plus chaude de la journée, celle où même les lézards cherchent l’ombre. Pourtant Robinson grelottait de froid et serrait l’une contre l’autre ses cuisses encore mouillées de lait caillé. Il se sauva vers sa maison, la figure cachée dans ses mains. Tenn gambadait autour de lui, tout heureux de l’avoir retrouvé, mais déconcerté de le voir si nu et si faible.

Robinson redescendit plus d’une fois dans le trou de la grotte pour y retrouver la paix merveilleuse de son enfance. II avait pris l’habitude d’arrêter chaque fois la clepsydre, parce qu’il n’y avait plus d’heure, ni d’emploi du temps au fond de la grotte. Mais il était troublé, et il se demandait si ce n’était pas la paresse qui l’y attirait, comme autrefois elle l’avait fait descendre dans la souille.